CONTES
L'araignée et la mouche
Cela se passa il y a très longtemps, à l'époque où les hommes ne connaissaient pas encore le feu et vivaient dans les ténèbres, mangeaient de la viande crue, et s'enroulaient dans des peaux de bêtes pour se protéger du froid.
Cette fois, quand la sublime assemblée des seigneurs du palais royal en eut par-dessus la tête du froid et des ténèbres éternelles, le sage souverain promit la haute récompense de mille ducats d'or à celui qui rapporterait du feu des abîmes de l'enfer.
En ce temps-là, le roi était tout-puissant sur ses terres. Non seulement les gens, mais aussi toutes les créatures vivantes devaient l'écouter et lui obéir. Lorsque le souverain apparaissait, tous les êtres humains devaient tomber à genoux devant lui, tous les animaux rampaient à ses pieds, les oiseaux cessaient de voler et les abeilles et les bourdons de bourdonner...
La récompense promise allécha bien des gens. Il n'y en eut pas un seul qui ne tenta pas de rapporter le feu au roi, mais plus d'un seul périt dans le gouffre de l'enfer. Même certains animaux, comme le renard futé, le lynx téméraire et le renne sagace se lancèrent dans l'aventure, mais aucun n'en est encore revenu. Même l'aigle essaya de capturer le feu entre ses serres puissantes, mais il se brûla les ailes et fut précipité dans les flammes.
Le roi et ses proches attendirent le feu vainement. Plus personne ne voulut se rendre au gouffre de l'enfer. Alors, un courtisan malin conseilla au roi :
« Tu devrais, Seigneur, augmenter la récompense. Il faudrait annoncer que celui qui apportera le feu aura le droit de s'asseoir à ta table. Un tel honneur ne peut laisser personne indifférent. »
Cette idée ne disait pas grand-chose au roi. Pourquoi devrait-il partager sa table royale ? Puis il modifia tant soit peu son aviset envoya des hérauts colporter dans tous les coins de son territoire que celui qui rapporterait le feu, qu'il fût homme, animal, oiseau ou insecte, aurait le droit imprescriptible de s'asseoir et de manger à la table royale.
De nouveau, quantité d'hommes et d'animaux essayèrent de ramener le feu du gouffre de l'enfer, mais sans succès. Personne n'y parvint.
L'araignée, sans dire mot à quiconque, se mit à tisser une longue corde. Elle travailla trois jours et trois nuits. Puis elle attacha grossièrement un des bouts de cette corde au bord du ravin et commença à se laisser glisser dans le gouffre. Personne ne l'avait précédée. Qui donc aurait pu devancer l'araignée, cette habile ascensionniste ? Il lui fallut sept heures pour atteindre le fond, où elle prit une part de feu. Son retour dura également sept heures, au bout desquelles elle toucha terre, portant toujours le feu. Elle était si fatiguée qu'elle avait du mal à se tenir sur ses jambes.
« Je vais faire un petit somme ici. Pourquoi me presserais-je ? Il fait encore nuit... Je porterai le feu au roi demain matin. Il sera content et moi, je serai la plus riche créature qui soit sous le soleil ! » se dit l'araignée avec raison.
Elle posa donc le feu entre deux pierres, étendit ses jambes qui l'avaient si bien aidée à grimper et s'endormit profondément. Elle était si lasse qu'elle dormit toute la nuit et que le soleil ne suffit pas à la réveiller.
Or, par hasard ce matin-là, une mouche voletait alentour. Sentant la fumée, elle fut curieuse de savoir d'où elle venait. Un instant après, elle aperçut l'araignée endormie et, entre deux pierres, le feu. Quelle aubaine ! Sans faire de bruit, elle s'empara du feu et s'envola avec lui jusqu'au château royal, droit devant le roi.
Ce fut un triomphe ! Tout le monde se réjouit et cria :
« Nous possédons le feu ! Nous avons la chaleur ! Honneur au Roi ! Vive celle qui nous a apporté le feu ! »
Aussitôt, le roi remit à la mouche un document scellé de trois cachets dans lequel il était dit que la mouche et toute sa descendance pouvaient, jusqu'à la fin des temps, s'installer à la table qu'elles se seraient choisie.
Le soir, l'araignée se réveilla enfin. Elle chercha le feu, mais elle ne le trouva pas. En toute hâte, elle se tissa une toile qu'elle maintint au-dessus de sa tête. Grâce à elle, le vent l'emporta jusqu'au château royal. Là, elle apprit ce qui s'était passé. Elle entendit que l'on célébrait la mouche pour avoir rapporté le feu tant désiré du gouffre de l'enfer.
Fâchée, elle se glissa jusqu'au roi parmi les courtisans. Le souverain dînait. Il souriait de satisfaction. Des chandelles éclairaient sa table et le feu flambait dans l'âtre. Sur la table, la mouche se pavanait dans un nouvel habit étincelant et elle se régalait d'un cuissot de sanglier.
« Majesté, c'est moi qui ai ramené le feu des abîmes de l'enfer ! » cria l'araignée, furieuse. « Et cette mouche voleuse me l'a dérobé. »
« Ne la crois pas, ô Roi ! Chasse cette menteuse ! » bourdonna la mouche avec rage, « tu as vu, de tes yeux vu, que c'est moi qui ai rapporté le feu et non cette hâbleuse ! »
Mais le roi était un homme juste. Il écouta sérieusement les propos de l'araignée qui expliquait comment elle avait accédé au fond du gouffre de l'enfer.
« J'ai tissé une longue corde et, grâce à elle, je suis descendue dans l'abîme. Elle y pend sûrement encore ... », argua l'araignée avec sincérité.
Le roi envoya ses serviteurs vérifier si la corde était bien au bord du gouffre. Mais ils ne la trouvèrent pas. Elle avait dû tomber au fond et brûler. Lorsque les serviteurs furent de retour sans la corde, le roi fit confiance à la mouche et chassa la malheureuse araignée.
Depuis ce jour, l'araignée déteste les mouches et tous ceux de leur race. Elle se venge en postant dans tous les coins ses filets, dans lesquels la gent importune se laisse emprisonner pour sa perte.
Cependant, les mouches jouissent toujours du droit de s'installer à la table des gens. Et pour en faire foi, elles possèdent encore le fameux document scellé de trois cachets!