Piotr YERCHOV
Le petit cheval bossu
Deuxième partie
De Jeannot et d'son Poulain
apprenez tous le destin...
Mais il faut que je reprenne
tout d'abord l'histoire ancienne
de la femme du bûcheron.
Ouvrez donc les yeux tout ronds,
en même temps que les oreilles,
pour entendre cette merveille!
Petit Poucet s'en va-t-au bois;
l'Ogre y est, ça va de soi!
Mais avant qu'le monstre bouge,
il s'enfuit, et Chaperon Rouge
qui passait comme par hasard,
le cacha dans son mouchoir...
Vous pensez que je divague?
Non, tout ça n'était que blagues!
Le récit va commencer.
Scaramouche, le Chat Botté,
poursuivait les rats sans cesse...
À nouveau, je le confesse, le blaguais.
J'en d'mande pardon
et j'commence pour tout de bon (1).
Je vous ai, j'crois, fait entendre
la façon dont Jean sut prendre
un emploi dans le palais.
Il y vit donc désormais
sans jamais s'en faire une miette,
en ayant tout c'qu'il souhaite,
et ne pense, dans son bonheur,
plus aux siens, ni au labeur
qu'il connut en son enfance.
C'est ainsi que dans la chance
volontiers nous oublions
nos parents et la maison
qui, jadis, nous a vus naître,
pour briller et pour paraître!..
Or, un jour, le chambellan,
ennemi juré de Jean...
Mais d'abord il faut vous dire
qu'il avait été, ce sire,
en son temps, avant Jeannot,
écuyer en chef: les chevaux,
les cochers, les équipages
composaient son apanage,
jusqu'au jour où notre Jean
lui chipa sa place brusquement.
Grande était donc sa rancune;
mais il n'en montrait aucune
et faisait le sourd-muet,
car, sournois, il attendait
pour descendre dans la lice
que les temps soient plus propices.
Donc, un jour, le chambellan,
ennemi juré de Jean,
s'avisa d'une drôle de chose:
Jean se soûle ou se repose
sans jamais se déranger
pour soigner ses deux coursiers,
qui, malgré cela, vous brillent
comme tout frais de sous l'étrille,
le pelage resplendissant,
les sabots vernis, luisants,
les crinières tressées en nattes!
Et encore ce qui épate
non moins fort le vieux malin,
c'est de voir remplis de foin,
ou de belle avoine, ou d'orge
les mangeoires qui en regorgent
sans que Jean y touche jamais!
"Serait-ce donc un farfadet
qui viendrait faire sa besogne?
Et ce Jean, ce sale ivrogne,
serait-il un grand sorcier? –
se demande l'ex-écuyer. –
Ah, faudra que je l'observe
de plus près et le desserve
en sous-cape auprès du roi!
Et d'ailleurs, si ces faits-là
ne recèlent rien de magique,
j'ai l'esprit assez pratique
pour savoir, s'il faut, mentir
et le faire tout d'même punir!"
Le soir même, sans plus attendre,
il s'empresse donc de descendre
à l'étable des coursiers
et s'y cache sous du fumier.
Les heures passent, minuit arrive.
Notre vieux sur le qui-vive
tend l'oreille anxieusement
et se signe à chaque instant,
car, caché dans son étable,
il a peur, le pauvre diable:
s'il venait, le farfadet?..
Chut! Des pas!... Et, en effet,
il le voit soudain paraître
par la porte, et sur la fenêtre
déposer son beau chapeau
d'où il tire une plume... mais, oh!
Une plume bien merveilleuse:
comme un astre, lumineuse,
et qui fait que, tout autour,
on y voit comme en plein jour!
À la vue de cette lumière
de son mieux l'espion se terre
et maudit tout bas son sort;
s'attendant à la malemort,
comme une feuille d'automne, il tremble.
Mais voyant que l'autr' ne semble
aucunement l'avoir pigé,
il se met à regarder
le démon, qui prend l'étrille
et, la mine joyeuse, étrille
les deux chevaux en chantonnant.
"Tiens! – se dit le chambellan. –
Il paraît bien bénévole!
On dirait même qu'il rigole
tout à fait comme un humain,
cet étrange gros lutin?..
Mais, voyons, plus je regarde
sa figure et la cocarde
d'écuyer à son chapeau,
plus je vois que c'est Jeannot
tout bonnement, sans plus de doutes!
Heureusement, il ne se doute
pas du tout que je suis là.
Mais attends, mon brave! Le roi
ne badine pas, tant qu'je sache,
avec ceux des siens qui cachent
des trésors aussi précieux
que cette plume d'Oiseau de Feu.
Tu n'perdras rien à attendre!.."
Quant à Jean, qui, sans l'entendre,
tranquillement avait fini
de brosser ses deux chéris,
il se met, non sans adresse,
à leur faire de belles petites tresses
et avec le plus grand soin
les pourvoit d'eau fraîche, de foin.
Puis, prenant la plume radieuse
qu'il admire, la mine heureuse,
il la cache dans son chapeau
et se couche auprès des chevaux.
Peu de temps après, il ronfle
comme une orgue, et cela gonfle
d'aise le cœur du vieux malin,
qui n'attend que le matin
pour ravir, à la lumière
des premiers rayons solaires,
la précieuse plume, qu'il prend
et emporte en jubilant.
Le vieux roi à peine s'éveille
que déjà, de la merveille,
l'autre vient l'entretenir:
— Permets-moi, – dit-il, – d'ouvrir
devant toi mon humble bouche
au sujet d'une chose qui touche
de très près Ta Majesté!
Et le roi, ayant baillé,
lui répond:
— Vas-y, mon brave,
si vraiment l'affaire est grave.
Autrement, mon pauvre gars,
faut te taire ou gare à toi!
Mais le vieux lui dit:
— Ô Sire,
ce que j'ai là à te dire,
je le jure sur mon salut,
est si grave qu'j'en suis ému!..
Tu héberges ici un traître
qui, sournois, sans le paraître,
n'est rien moins qu'un grand sorcier:
c'est Jeannot, ton écuyer,
qui te cache une chose unique
dans son genre: la plume magique
d'un Oiseau de Feu!
— De feu? –
s'écria le roi, curieux. –
Et tu dis qu'elle est magique?
Ah, le traître! Mais les triques
le feront bien avouer!
— Et tu sais, il s'est vanté, –
continue le vieux perfide, –
qu'un pareil oiseau splendide
sera sien dès qu'il voudra!
Puis, ayant remis au roi
l'admirable plume-lumière,
le menteur, face contre terre,
s'aplatit de tout son long
et se sauve à reculons.
Le vieux roi regarde la plume,
tout ravi, la tâte, la hume...
Amusé comme un enfant,
il l'essaie même de la dent
et en mâche une toute petite miette;
puis la cache dans sa cassette
et ordonne à ses huissiers:
— Qu'on m'amène mon écuyer!
Les huissiers se précipitent,
mais, voulant aller trop vite,
ils se heurtent tous dans un coin
et y tombent. Leur souverain,
à cette vue, daigne leur sourire.
Inutile donc de vous dire
que, pour plaire à ce bon roi,
les huissiers encore une fois
la même farce recommencèrent:
c'est-à-dire qu'ils se clignèrent
d'l'œil, en douce, et pan-pan-pan!
retombèrent sur leurs séants
(c'est ainsi que la valetaille
gagne parfois de belles médailles!).
Après quoi, sans plus d'accroc,
ils coururent chercher Jeannot.
Ils arrivent à l'écurie
et se mettent, en grande furie,
à pousser et bousculer
notre Jean, pour l'éveiller.
Mais la chose n'est pas facile,
et Jeannot reste immobile...
Finalement, un palefrenier
l'éveilla d'un coup de pied.
— Qu'est-ce que c'est que ce vacarme? –
fait Jeannot, que rien n'alarme. –
Lâchez-moi, ou de mon fouet
vous allez sentir l'effet!
Je n'aime pas qu'on me réveille
de la sorte quand je sommeille.
Et vos cris n'me font pas peur!
Les huissiers répondent en chœur:
— C'est le roi, c'est notre maître
qui désire te voir paraître
devant lui. Ne tarde pas!
— Ah, – dit Jean, – si c'est le roi,
faudra bien, ma foi, qu' j'y aille…
Il se lève, s'étire et baille;
puis s'habille avec grand soin
et va voir son souverain.
La face rosé et souriante
comme toujours, il se présente
à la cour et dit:
— Eh bien,
que m'veut-on d'si grand matin?
Mais le roi, en vive colère,
n'admet plus de ces manières
et s'écrie:
— Canaille, tais-toi!
Ou, plutôt, dis-moi pourquoi
tu avais caché, ô traître,
à ton roi, ton père, ton maître
un objet aussi précieux
que ta plume d'Oiseau de Feu?
Je te somme de tout me dire;
Car, tu sais, je n'aime pas rire!
Mais Jeannot fait le nigaud
et demande:
— De quel oiseau
parles-tu? Je ne vois guère...
En voilà-t-y une affaire!
Ou serais-tu, par hasard,
un devin, mon vieux, pour voir
à travers les choses opaques?...
Qu'on me fouette tant que j'en claque,
si j'ai vu ta plume. Voilà!
— Quel menteur! – s'écrie le roi
qui de rage rentrée écume;
et, sortant vivement la plume
du coffret où elle était,
sous le nez il la lui met:
— Tiens! Et ça? – dit-il. – Regarde!
Qu'est-ce que c'est que cette plume?
Et darde
sur Jeannot de tels regards,
que, troublé, le pauvre gars
s'aplatit la face par terre
en criant:
— Pardon, not' père!
Je t'avoue que j'ai menti...
— Je m'en doute, mon cher ami, –
lui rétorque le roi, – et certes
cette pénible découverte
te coûtera très cher!
— Oh, non!
hurle Jean, pris de frissons. –
Aie pitié de mon angoisse!
Humblement j'implore ta grâce
et j'te jure de n'jamais plus
te mentir.
— C'est entendu,
dit le roi. – Je veux te croire,
et t'auras même un pourboire
ou quelqu'autre chic cadeau,
si tu prends ce bel oiseau
et m'l'apportes. Je le désire!
Mais fais vite; car j'ai ouï dire
qu'l'autre jour tu t'es vanté
d'en avoir à volonté.
— Oh, – dit Jean, – c'est un mensonge!
Car jamais, pas même en songe,
je n'ai vu ces poules de feu.
— Quoi? – s'écrie le roi, furieux. –
Tu veux donc que je t'empale?
Ah, tu trembles! Tu es pâle!
Grouille-toi donc, et de retour
sois ici avant quinze jours,
m'apportant l'oiseau magique.
Faute de quoi, une fin tragique
t'attendra, mon jeune sorcier;
car, s'il faut, pour t'retrouver
j'irai jusque sous la terre!...
Tu m'as bien compris, j'espère?
Cela dit, le roi bailla
et d'un geste le congédia.
Quant à Jean, en son alarme
il s'en fut, versant des larmes,
à l'étable où, sur le foin
reposait son petit poulain.
Ce dernier veut lui faire fête,
mais, voyant sa mine défaite,
il demande amicalement:
— Qu'est-ce qui n'va pas, mon Jean?
Car tu as une drôle de mine
ce matin: tu me chagrines...
— Ah, mon cher, – répond Jeannot
qui redouble de sanglots. –
Figure-toi que ce vieux singe
s'est fourré dans les méninges
que je peux lui procurer
un Oiseau de Feu. Malgré
tout ce que j'ai pu lui dire,
l'entêté vieillard désire
que j'attrape ce sale oiseau.
Autrement, gare à ma peau!
Mais où prendre cette merveille?
Qu'est-ce que tu me conseilles,
mon ami, mon petit poulain?
— T'as voulu faire le malin
et n'as rien voulu entendre
quand j't'ai dit de n'pas la prendre,
cette plume, répond le petit. –
Ne t'avais-je pas prédit
que cela pourrait te mettre
en mauvaise posture, mon maître?
Ose donc dire que c'n'est pas vrai!...
Mais, enfin, puisque c'est fait,
faudra bien que je t'en sorte.
Nous ferons donc de la sorte
que le roi ait son oiseau
et nous autres – le repos.
À cette fin, il faut, mon brave,
(écoute bien: la chose est grave!)
que tu ailles lui demander
de vivement nous faire donner,
premièrement, deux très grandes auges
en bois blanc... (ne m'interroge
pas maintenant: t'auras le temps!);
puis, demande-lui du froment
et du vin de bonne récolte.
Tout cela, faut qu'tu m'l'apportes
sans tarder. Puis, on verra.
Jean se rend donc chez le roi
et d'un ton bien désinvolte
dit:
— Du vin de bonne récolte,
mon cher vieux, et du froment
il me faut immédiatement.
Daigne donc dire qu'on me les donne
et, pendant qu't'y es, ordonne
également de m'apporter
deux grandes auges en bois sculpté.
Mais vivement! Car le temps presse.
Et, content, le roi s'empresse
aussitôt de lui fournir
tout, suivant ses trois désirs.
En été les nuits sont brèves.
Le poulain à l'aube se lève
et bouscule Jeannot, qui dort
insensible comme un mort.
— Ouste! – lui crie le bon petit diable. –
Le matin est admirable
et promet un beau soleil.
Oublie donc que t'as sommeil!
Et d'son lit il le déloge.
Jean se lève, prend les deux auges,
le bon vin et le froment
et chevauche vers l'Orient
pour chercher l'oiseau magique.
Ils cheminent ainsi, épiques,
toute une semaine sans s'arrêter.
Finalement, exténués,
dans un bois ils viennent faire halte.
À sa vue Jeannot s'exalte:
pleine d'arôme et de fraîcheur,
la verdure aux vives couleurs,
luxuriante, autour s'étale;
l'herbe est douce, et les pétales
des belles fleurs semées partout
resplendissent comme des bijoux!
Jean voudrait qu'on s'y repose;
mais le petit poulain s'oppose
à ce qu'on y reste longtemps
et lui dit:
— Plus en avant
nous trouverons une belle clairière
traversée par une rivière
qui découle d'un mont d'argent;
et c'est là précisément
qu'à minuit, tu peux m'en croire,
les oiseaux de feu viennent boire.
Allons-y sans plus tarder,
car le temps peut nous manquer.
Ce discours, Jeannot l'approuve,
et au bout d'une heure ils trouvent,
en effet, le mont d'argent,
tout doré par le couchant.
Pente très rude. Mais ils l'affrontent
d'un pied sûr et, fermes, montent
jusqu'au bord d'un vaste plateau.
— C'est ici que les oiseaux,
ayant bu, viendront s'ébattre, –
dit le petit poulain. – Folâtres,
ils courront, joueront, chanteront
à tue-tête et picoteront
le froment que, pour les prendre,
nous allons ici répandre,
en ayant d'abord pris soin
d'imprégner les graines de vin
(tu comprends, pour que ces poules
d'une façon parfaite se soûlent!).
Après quoi on en cueillera
dans un sac, tant qu'on voudra.
Mais d'abord cache-toi, mon maître,
sous une auge, pour leur permettre
d'absorber froment et vin
sans s'douter, les sottes, de rien.
Entre temps, faudra que j'aille
faire un somme; mais la volaille
une fois prise, tu m'appelleras,
et bien vite on se sauvera.
Cela dit, il quitte la butte.
Quant à Jean, il exécute
Soigneusement ces instructions:
trempe le grain dans la boisson
et le sème; puis, sous une auge,
se faisant tout petit, se loge.
Le temps passe, arrive minuit...
et soudain, la sombre nuit
de lueurs étranges s'éclaire;
elles approchent et de lumière
rapidement inondent tout:
Les Oiseaux de Feu partout,
comme autant de torches vivantes,
viennent jouer en bandes bruyantes,
crient, sautillent et mangent le blé
de bon vin tout imprégné.
Notre Jean, qui les regarde
par une fente, d'abord se garde
d'interrompre leur festin;
il se dit seulement: "Tiens-tiens!
Voyez-moi toute cette volaille,
la façon dont elle flamboie!
Pattes dorées et queues d'argent:
ça, ma foi, c'est épatant!...
Si des fois, bien que j'en doute,
on pourrait les prendre toutes,
ce serait un riche butin!...
Mais j'estime l'effet du vin
bien trop lent..." Et l'impatience
le pressant, Jeannot s'élance
et saisit un des oiseaux.
Tous les autres aussitôt,
en poussant des cris terribles,
fichent le camp... Indescriptible,
le spectacle qui s'ensuit:
toute cette bande qui crie, qui fuit,
comme un beau feu d'artifice
ou encore un édifice
plein de bombes et d'munitions
qu'emporterait une explosion!
De mille ailes fouetté, l'air vibre
et, perdant son équilibre,
ahuri, presque aveuglé,
notre Jean est projeté
par le vent contre les pierres
d'argent pur qui jonchent la terre.
Il s'en trouve endolori;
mais l'oiseau qu'il a saisi –
il le tient, malgré la secousse,
en criant:
— À la rescousse!
Par ici, mon petit poulain!
Ce dernier, à fond de train,
vole vers lui, et vite ils mettent
dans un sac l'oiseau-comète;
puis repartent au grand galop.
—T'as failli, mon cher Jeannot,
tout gâter, faute de patience,
et ta prise n'est que pure chance! –
lui dit l'autre. — Mais enfin,
tout est bien qui finit bien.
Galopant à perdre haleine,
les voilà donc qui reviennent
chez le roi qui, les voyant,
crie de loin:
— Eh bien, mon Jean,
As-tu pris l'oiseau magique?
— Mais bien sûr! – qu'Jeannot réplique, –
et j'm'en vais te le montrer.
Mais d'abord fais donc fermer
soigneusement lucarnes et fenêtres.
Y n'faut pas qu'le jour pénètre:
ça pourrait gâter l'effet
de mon petit spectacle...
— Fais, – dit le roi, – comme bon te semble;
mais surtout grouille-toi; je tremble
d'impatience de voir l'oiseau!
Jean fait signe, et aussitôt
les huissiers se précipitent
vers les fenêtres... Et bien vite
une profonde obscurité
règne partout.
— Allez-allez! –
crie Jeannot, qui lance sa prise
au milieu d'la foule surprise...
Aveuglés, les courtisans
baissent la tête et, s'bousculant
en hurlant comme des bêtes fauves,
forcent les portes et tous se sauvent!
Mais le roi, charmé, en rit
et s'exclame:
— Merci, merci,
cher Jeannot! Ah, quelle séance!
Et je veux qu'en récompense
(car vraiment je suis content!)
tu deviennes mon aide-de-camp.
Vous pensez que cette victoire
de Jeannot et toute la gloire
qui, sur lui, en rejaillit,
firent rager son ennemi:
il jura de n'avoir cesse
tant qu'par la force ou par adresse
il n'aurait, le vieux jaloux,
à Jeannot, tordu le cou!
Il couvait, patient, sa haine.
Mais voici que, quelques semaines
écoulées, il crut venir
à nouveau le temps d'agir...
Un beau soir, à la cuisine,
en vidant d'nombreuses chopines,
les cuistots et serviteurs
papotaient gaiement en chœur.
Quelques nobles fonctionnaires
de la cour, comme d'ordinaire,
se trouvaient là également;
parmi eux, le chambellan,
très friand du vin des autres!..
On parlait de choses et d'autres.
— Écoutez, – dit un cuistot, –
un ami des miens tantôt
m'a prêté un petit livre
dont je suis encore comme ivre.
Ah, ce qu'ils sont bien décrits,
à chaque page de cet écrit,
les appas des belles déesses!
Et surtout d'une jeune princesse:
ni sur terre, ni dans les cieux
il paraît qu'il n'y a pas mieux!..
Voulez-vous que je vous dise
tout ce que sur cette exquise
damoiselle mes yeux ont lu?
— Mais bien sûr! Mais entendu!
Tu vois bien notre impatience! –
s'écria toute l'assistance,
alléchée par ce discours.
Et, couché sur le grand four
qui était encore tout tiède,
le cuistot, tel un aède,
fier, et grave, et important
commença le conte suivant
qu'il scandait, comme une ballade,
lentement, en longues tirades:
— Aux confins de l'univers
il y a, – dit-on, – une mer
que jamais une nef chrétienne
n'effleura de sa carène.
Ne visitent cet océan
que ces chiens de mécréants.
Paraît-il, ils en rapportent
des merveilles de toutes les sortes:
des énormes crustacés,
des serpents de mer ailés,
des poissons à quatre pattes
dont l'écaille est en agate
ou en nacre, et cetera...
Mais de tout ce qu'il y a là,
le plus chic, c'est une princesse,
jeune et belle comme une déesse,
qui, traînée par deux cygnes blancs,
se promène sur l'océan.
Cette princesse, nommée Solaire,
a la Lune pour mère; pour père,
le Soleil…
Mais notre vieux
(je veux dire – le vieil envieux)
n'en voulut pas plus entendre
et s'rendit sans plus attendre
directement auprès du roi,
qu'obséquieux, il salua
jusqu'à terre, comme d'ordinaire,
en clamant:
— D'une grave affaire
permets-moi de te parler
sur-le-champ, ô Majesté!
— Tu vois bien que je me couche! –
crie le roi, rageur. – Quelle mouche
t'a encore piqué, ce soir?
Parle donc, mais tu vas voir
là, par terre, ta sale cervelle
s'il s'agit de bagatelles!
Ce à quoi le chambellan
répondit:
— Ô roi puissant,
tout à l'heure, à la cuisine,
on parlait d'une jeune ondine
qui, au bout de l'univers,
règne, dit-on, sur toutes les mers
(car elle a, vois-tu, pour père,
le Soleil; la Lune, pour mère),
et qui est si belle que rien
ne l'égale nulle part!... Eh bien,
ton chouchou de Jean se vante
de connaître cette charmante
et d'pouvoir, dès qu'il voudra,
l'amener ici...
Le roi,
à l'idée d'une si belle femme
saute du lit tout feu tout flammes
et ordonne que sur-le-champ,
on amène son aide-de-camp.
Jean paraît rien qu'en chemise
(tel qu'il fut, à sa surprise,
mis débout par les huissiers)
et clignote, mal éveillé.
Le vieux roi lui dit:
— Écoute,
il faudra que, coûte que coûte,
tu m'captures cette jeune beauté
que, ce soir, tu t'es vanté
de pouvoir me faire connaître!
— Moi? – dit Jean. – Quelle blague! Peut-être
c'est pour rire qu'on te l'a dit?
Mais le roi, furieux, rugit:
— Ose donc dire que tu ignores
la Princesse Solaire!
— J'implore
ton pardon, – répond Jeannot,
– mais je ne...
— Plus un seul mot! –
interrompt le roi, en rage. –
Prépare-toi à ce voyage
et sans faute avant quinze jours
avec elle, sois de retour.
Autrement, gare qu'on n't'empale!
À ces mots, Jeannot, tout pâle
et tremblant d'indignation,
court trouver son compagnon.
— Tu as l'air vraiment bien triste!
Qu'est-ce qui, mon cher, t'attriste? –
lui demande le petit poulain,
qui accourt vers lui de loin. –
Serais-tu, des fois, malade?
— Non, mon vieux, c'est l'estrapade
que je crains plutôt cette fois, –
lui dit Jean, – car le voilà
qui désire, ce singe immonde,
que j'cavale au bout du monde
pour chercher immédiatement
une jeune fille que, soi-disant,
je connais et qui s'appelle
la princesse Solaire! Mais d'elle,
je t'le jure, je ne sais rien!
— Calme-toi, – dit le poulain. –
Certes, la chose n'est pas facile,
mais suis-je donc un imbécile
pour ne pas te secourir?!
Chez le roi tu vas courir
et te faire donner de suite:
une centaine de prunes confites
dans un vase de pur cristal;
puis une tente en drap spécial,
d'or brodé, en fines paillettes;
et enfin deux grandes serviettes.
Chez le roi Jeannot revient
et, grognon, lui dit:
— Eh bien,
pour aller chercher ta petite
il me faut des prunes confites,
une centaine, dans un bocal
ou un vase en pur cristal;
puis une tente brodée d'paillettes
toutes en or, et deux serviettes.
Mais tout ça, tu sais, vivement!
Et le roi immédiatement
ordonna que toutes ces choses
fussent données à Jean.
— Dispose, –
lui dit-il, – de tous mes biens,
mais amène la belle bon train!
Le lendemain, de très bonne heure
(pour les braves, c'est la meilleure!)
notre petit poulain bossu
réveilla Jeannot:
— Veux-tu
te lever, espèce de nouille! –
lui crie-t-il. Jean s'débarbouille
à l'eau froide, sans trop grogner
(car il sait qu'on est pressé),
puis s'habille, se peigne bien vite,
prend la tente, les prunes confites,
les serviettes (le tout en vrac!)
et les fourre dans un grand sac.
Après quoi il casse la croûte
et se met gaiement en route
du côté où, tout vermeil
se levait un beau soleil.
Ils galopent ainsi une semaine
et atteignent enfin une plaine
en bordure de l'océan
qui, fouetté par tous les vents,
roule ses eaux inépuisables.
Jean, qui dort, s'couche sur le sable,
mais le petit poulain lui dit:
— Ne pionce pas! Car c'est ici
que passera la jeune princesse
et c'est là qu'il faut qu'on dresse
notre tente, dont l'or brillant
attirera très certainement
les regards de notre belle.
Aussitôt, la demoiselle,
très curieuse, comme sont d'ailleurs
toutes les femmes, aura à cœur
d'admirer de près la tente,
dans laquelle, dans cette attente,
bien en vue tu disposeras
le bocal et cetera...
À la vue des friandises,
n'écoutant qu'sa gourmandise,
la princesse, pour bien manger,
finira par s'installer
sous la tente (derrière laquelle
tu feras la sentinelle!).
Profitant de ce moment,
tu feras alors brusquement
tout croûler sur la gourmande,
dont la peur sera si grande
qu'elle tombera en pâmoison.
Après quoi, nous l'emporterons,
enroulée dans les serviettes.
Mais prends garde que la fillette,
par son chant qu'on dit très doux,
ne te fasse manquer le coup!
Quant à moi, faut que j'détale;
car je vois déjà la voile
de sa nef à l'horizon.
Il quitte donc son compagnon
qui vivement apprête la tente
et se poste derrière. L'attente
fut très brève, car un bon vent,
en aidant les deux cygnes blancs
que pressait la jeune Solaire,
les poussait droit vers la terre.
Intriguée au plus haut point,
sur la grève, dès qu'elle l'atteint,
la voilà, agile, qui saute.
Droite et fine, mais pas trop haute,
elle est svelte comme un roseau
et légère comme un oiseau;
fraîche et gaie, vraiment très belle!
Mais Jeannot, déçu, grommelle:
— Qu'est-ce qu'on m'avait donc dit
qu'elle était si bien? J'en ris!
Maigre, pâle et délicate,
je la trouve franchement trop plate!
Et ses jambes? Et ses mollets?
On dirait ceux d'un poulet
ou, plutôt, d'une toute petite fille!
Quelle beauté de pacotille!..
M'en voudrait-on faire cadeau
que je lui tournerais le dos!
Vers la tente Solaire s'avance,
puis y entre sans méfiance,
goûte, ravie, aux fruits sucrés
et se met à chantonner.
Or, sa voix est tellement douce,
qu'sans savoir comment, sans secousses,
Jean s'affaisse graduellement
et s'endort...
Le firmament
des derniers rayons s'avive,
quand le petit poulain arrive
et, d'un coup de son sabot,
met debout notre Jeannot,
hennissant:
— Eh bien, mon brave!
C'est comme ça que cette suave
petite sorcière t'a endormi!
Ne t'l'avais-je pas prédit?
Heureusement que la princesse
n'a pas tout croqué: elle laisse
quelques prunes et reviendra,
je l'espère. Mais ça sera
ta dernière et faible planche
de salut, car si tu flanches
et t'endors encore une fois,
c'n'est pas moi qu'on empalera!
Jean, penaud, s'excuse et jure
qu'il fera prendre une tournure
différente aux événements
décisifs du jour suivant.
Dès la pointe de l'aube il guette,
impatient, la silhouette
de la nef; et, en effet,
vers midi elle reparaît.
Entraînée par les deux cygnes,
elle approche et, en droite ligne,
à la tente arrive vivement.
La princesse en saute lestement,
et les choses s'passent comme la veille,
sauf pour Jean: il se surveille
et, sentant qu'la douce voix
l'ensorcelle encore une fois,
il s'élance de sa cachette
et abat sur la pauvrette
la grosse tente en drap brodé.
Puis ce corps inanimé
de Solaire, il le ficelle
et d'une voix joyeuse appelle
son ami, le petit poulain.
Quant aux cygnes, ils poussent en vain
de grands cris et battent des ailes:
leur maîtresse revient à elle
mais ce n'est que pour se voir
emportée sans plus d'espoir.
En avance de presqu'une semaine,
nos amis, joyeux, reviennent
chez le roi, qui, les voyant,
saute de joie comme un enfant
et, courant droit vers la belle,
galamment la déficelle.
Puis, l'ayant prise par la main,
il lui dit à brûle-pourpoint:
— Délicieuse, charmante Solaire,
lu me plais beaucoup, ma chère,
et je veux qu'immédiatement
(oui, sans perdre un seul instant,
à tel point ta vue m'enflamme!)
tu deviennes ma douce petite femme.
Ce qu'on va, n'est-ce pas, s'aimer?..
Or, sans même le regarder,
vers le mur Solaire se tourne.
Mais cela ne le détourne
aucunement de son projet.
Au contraire, il ne se fait
que plus vif, pressant et tendre;
on dirait même, à l'entendre,
un gamin de dix-huit ans!
À tel point que, finalement,
la princesse qui pouffe de rire
se décide, moqueuse, à dire:
— Si tu veux vraiment m'avoir
pour ta femme, essaie donc voir
de pêcher, au fond de l'onde
de la mer nommé Profonde,
la bague d'or qu'il y a six mois
j'ai laissé tomber par là
en jouant sur la falaise;
et cela, ne t'en déplaise,
mon vieux beau, rien qu'en trois jours!
Elle pensait qu'elle couperait court
de la sorte à ses instances;
mais le roi à l'ordonnance
de service cria gaiement:
— Qu'on m'appelle bien vite mon Jean!
Aussitôt les gardes l'amènent,
et le roi lui dit, amène:
— Il faudra, mon brave garçon,
que (n'importe de quelle façon!)
en trois jours tu me procures
(sinon, gare à la torture!)
la bague d'or que cette belle-là
a perdu il y a six mois
en jouant au bord de l'onde
de la mer nommée Profonde.
— T'y penses pas, mon pauvre vieux!
Ou alors t'es pas sérieux! –
lui répond Jeannot, morose.
— Quoi? s'écrie le vieux. –
Tu oses à ton roi désobéir?
T'es donc fou? Tu veux mourir?
Tu verras si je badine!
Effrayé, Jeannot s'incline
et, des larmes pleins les yeux,
veut sortir; mais d'un gracieux
"attends donc" Solaire l'arrête
et lui dit:
— Oh, je regrette,
mon ami, qu'à cause de moi
on te fasse refaire deux fois,
coup sur coup, ce long voyage.
Mais je sais que ton courage
le peut bien; et du moment
que tu pars pour l'Orient,
je voudrais que tu te rendes
chez les miens et y demandes
à ma mère et à papa
qu'ils veuillent bien te dire pourquoi
à ma vue ils se dérobent.
— T'es gentille, et je te gobe, –
lui répond Jeannot. – Mais où
nichent-ils bien, ces deux époux?
Et qui sont-ils donc?
— Ma mère,
c'est la Lune, – répond Solaire, –
et mon père, c'est le Soleil.
"Chic, de beaux-parents pareils! –
pense le roi. – Aucun monarque
n'en a eu certes de cette marque!"
Et tout haut il crie gaiement:
— Fais donc vite, mon brave petit Jean!
— Quel nouveau chagrin encore,
mon cher maître, te dévore? –
lui demande le petit poulain
qui vers lui accourt de loin,
comme toujours. Mais sans répondre
notre Jean ne sait que fondre
en sanglots. Ce n'est qu'après
un quart d'heure qu'il peut parler
et raconte :
— Cette vieille canaille
coûte que coûte voudrait que j'aille
lui chercher, rien qu'en trois jours,
une bague d'or qu'aux alentours
de la mer nommée Profonde
a laissé tomber dans l'onde
la jeune fille que nous avons
amenée tantôt et dont
faut encore que je visite
les parents. Et ils habitent
en plein ciel! Quelle vie de chien!
— T'en fais pas! – dit le poulain –
Trois journées c'est un peu juste;
mais, tu sais, je suis robuste.
Habille-toi bien chaud seulement,
car j'irai plus vite que l'vent!
Jean met donc une chaude fourrure,
et ils partent à toute allure.
Je m'accorde toutefois ici
À nouveau un peu d'répit.