HUMOUR
Anton Tchékhov
Un Français stupide
Le clown du cirque des frères Hintz, Henri Pourquoi, entra dans l'auberge moscovite de Testov pour prendre son petit déjeuner.
- Donnez-moi un consommé! - ordonna-t-il au garçon.
- Le désirez-vous avec des oeufs pochés ou sans oeufs?
- Non, avec des oeufs pochés ce sera trop nourrissant... Disons, donnez-moi deux-trois tranches de pain grillé...
En attendant qu'on lui apporte son consommé, Pourquoi se mit à observer. Le premier qui attira son regard était un monsieur corpulent et respectable qui était assis à la table voisine et s'apprêtait à manger ses bliny.
"Eh bien, on sert copieusement dans les restaurants russes! - pensa le Français en regardant son voisin arroser ses bliny avec du beurre fondu. - Cinq bliny! Est-ce qu'un homme peut manger autant de pâte?"
Entre-temps, le voisin avait tartiné ses bliny avec du caviar, les avait coupés tous en deux et avalés en moins de cinq minutes.
- Gaarçon! - se tourna-t-il vers le serveur. - Donne-moi encore une portion! Et puis, qu'est-ce que c'est que vos portions? Sers-moi-en dix ou quinze à la fois! Donne-moi du balyk (1)... et du saumon, par exemple!
"Bizarre... - pensa Pourquoi en examinant son voisin. - Il a mangé cinq morceaux de pâte et il en redemande! D'ailleurs, des phénomènes pareils ne sont pas rares... Moi-même, j'avais mon oncle François en Bretagne, qui pouvait parier qu'il mangerait deux assiettes de soupe et cinq côtes de mouton... On dit qu'il existe des maladies qui font beaucoup manger..."
Le garçon posa devant le voisin une montagne de bliny et deux assiettes avec du balyk et du saumon. Le respectable monsieur but un verre de vodka, mangea un bout de saumon et attaqua les bliny. Au grand étonnement de Pourquoi, il les mangea hâtivement, en mâchant à peine, comme un affamé.
"Manifestement, il est malade... - pensa le Français. - S'imagine-t-il, cet original, qu'il mangera toute cette montagne? Il aura à peine mangé trois morceaux que son estomac sera plein, mais il devra payer toute la montagne!"
- Donne-moi encore du caviar! - cria le voisin, en s'essuyant les lèvres pleines de beurre avec une serviette. - N'oublie pas la ciboule!
"Mais... la moitié de la montagne a déjà disparu! - le clown fut saisi d'effroi. - Mon Dieu, et il a aussi mangé tout le saumon? Ce n'est pas naturel... L'estomac humain est-il si extensible? C'est impossible! Quelle que soit l'extensibilité de l'estomac, il ne peut quand même pas s'élargir au-delà du ventre... Si ce monsieur habitait chez nous en France, on l'exhiberait pour de l'argent... Mon Dieu, la montagne n'y est plus!"
- Tu me serviras une bouteille de Nuits (2)... - dit le voisin, en prenant des mains du garçon le caviar et la ciboule. - Mais fais-là chauffer d'abord... Quoi d'autre? Disons, apporte-moi encore une portion de bliny... Mais dépêche-toi...
- Bien, Monsieur... Et que désirez-vous après les bliny?
- Quelque chose de léger... Commande-moi une portion de sielanka au saumon à la russe et... et... Je vais y réfléchir, vas-y!
"Peut-être suis-je en train de rêver? - s'étonna le clown, en se rejetant en arrière. - Cet homme veut mourir. On ne peut pas manger une telle quantité impunément. Oui, oui, il veut mourir! Cela se voit à son visage triste. Et les serveurs, ne leur paraît-il pas suspect qu'il mange autant? Ce n'est pas possible!"
Pourquoi appela le garçon qui servait la table voisine et demanda à voix basse:
- Écoutez, pourquoi le servez-vous si abondamment?
- C'est-à-dire, euh... euh... Monsieur commande! Comment ne pas le servir? - s'étonna le garçon.
- Bizarre, mais il peut rester ainsi jusqu'au soir à commander! Si vous-même manquez de courage pour refuser, alors informez le maître-d'hôtel, appelez la police!
Le garçon sourit malicieusement, haussa les épaules et partit.
"Des sauvages! - s'indigna le Français. - Ils sont même contents d'avoir à leur table un fou, un suicidaire, qui pourrait manger pour un rouble de plus! Ce n'est rien que l'homme meure, pourvu qu'ils fassent leur bénéfice!"
- Quelles coutumes, rien à dire! - grommela le voisin en s'adressant au Français. - Ces longs entractes m'agacent horriblement! D'un plat à l'autre il faut attendre une demi-heure! Comme ça, l'appétit risque de disparaître, et je serai en retard... Il est trois heures, et vers cinq heures je dois être à un dîner d'anniversaire.
- Pardon, Monsieur (3), - pâlit Pourquoi, - vous êtes déjà en train de dîner!
- Nooon... Ceci, un dîner? C'est un petit déjeuner... les bliny...
Là, on apporta la sielanka au voisin. Il en versa une assiette entière, ajouta du poivre de Cayenne et se mit à ingurgiter...
"Le pauvre... - le Français était toujours horrifié. - Soit il est malade et ne remarque pas son état dangereux, soit il fait ça exprès... pour se suicider... Mon Dieu, si j'avais su que je tomberais ici sur un tel spectacle, je ne serais venu pour rien au monde! Mes nerfs ne supportent pas des scènes pareilles!"
Et le Français commença à examiner le visage du voisin avec compassion, s'attendant chaque minute à ce qu'il soit pris des convulsions qu'avait toujours l'oncle François après son dangereux pari ...
"Apparemment, c'est un homme intelligent, jeune... plein de forces... - pensait-il en regardant son voisin. - Peut-être sert-il sa patrie... et il est très possible qu'il ait une jeune épouse, des enfants... A en juger par ses vêtements, il doit être riche, heureux... mais qu'est-ce que le pousse à sauter le pas? Et ne pouvait-il pas trouver un autre moyen pour mourir? Diable, que la vie est dépréciée! Et que je suis vil, inhumain à rester assis sans lui venir en aide! Peut-être est-il encore possible de le sauver!"
Pourquoi se leva de sa table, décidé, et s'approcha du voisin.
- Écoutez, Monsieur (3), - s'adressa-t-il à lui d'une voix douce et insinuante. - Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais néanmoins, croyez-le, je suis votre ami... Puis-je vous aider en quoi que ce soit? Souvenez-vous, vous êtes jeune... vous avez une femme, des enfants...
- Je ne vous comprends pas! - la voisin secoua la tête, en écarquillant les yeux sur le Français.
- Ah, pourquoi faire des cachotteries, Monsieur (3)? Je le vois très bien! Vous mangez si abondamment, que... il est difficile de ne pas soupçonner...
- Moi, je mange abondamment? - s'étonna le voisin. - Moi?! Allons donc... Comment ne pas manger, si je n'ai pas mangé depuis ce matin...
- Mais vous mangez énormément!
- Ce n'est pas à vous de payer! Pourquoi vous inquiétez-vous? Et je ne mange pas énormément! Regardez, je mange comme tout le monde!
Pourquoi regarda autour de lui et fut terrifié. Les garçons, en se bousculant et en se heurtant les uns contre les autres, portaient les montagnes de bliny... Les gens assis à table dévoraient les montagnes de bliny, de saumon, de caviar... avec le même appétit et courage que le respectable monsieur.
"Ô, pays de miracles! - pensa Pourquoi en sortant du restaurant. - Non seulement le climat, mais les estomacs aussi font chez eux des miracles! Ô, le pays, le merveilleux pays!"
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1. Balyk - dos d'esturgeon salé et séché
2. Côte de Nuits, vignoble près de la ville de Nuits-Saint-Georges en Bourgogne
3. En français dans le texte
Tchékhov en librairie:
Oeuvres: tome 1, tome 2, tome 3
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