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Rouslan et Ludmila

Épisode du premier chant

Traduit par P.J. Emile Dupré de Saint-Maure


...Rouslan, Rogday, Ratmir et Farlaff quittent la cour de Vladimir; mais chacun d'eux prend une route différente. Le héros du poème rencontre une caverne éclairée ; il y trouve un vieillard qui le reçoit avec amitié, et lui apprend que Ludmila a été enlevée par Tchernomor. Le chevalier se désespère ; son vieil hôte le console, et l'engage à prendre du repos; mais Rouslan, dévoré d'inquiétude, et ne pouvant se livrer au sommeil, conjure le solitaire de lui faire le récit de ses aventures. C'est ce récit qui fait le sujet de la pièce suivante.

Rouslan et Ludmila

Rouslan, couché sur un lit de fougère,
Du doux sommeil imploroit les pavots;
Mais, le sommeil fuyant de sa paupière,
A son vieil hôte il adresse ces mots:
"J'appelle en vain les bienfaits du repos,
Console-moi ! parle, parle, mon père !
Dis-moi ton nom, vieillard chéri des dieux;
As-tu du sort éprouvé la colère?
Daigne m'apprendre, homme mystérieux,
Pourquoi tu vins dans ce lieu solitaire."


Le vieux Finnois répond en soupirant:
"Quoi! dans ton coeur faut-il que je répande
De mes malheurs le récit déchirant?
Je vis le jour dans l'agreste Finlande.
Vers nos vallons ignorés des humains,
Quand du printemps l'herbe renouvelle,
Je conduisois, suivi d'un chien fidèle,
Tous les troupeaux des villages voisins.
De ces loisirs j'aimois l'insouciance;
J'aimois les bois, les rochers caverneux;


Les plaisirs purs charmoient mon innocence:
Que te dirai-je? enfin, j'étois heureux;
Je bénissois ma sauvage indigence.
Mais depuis lors que de maux j'ai soufferts!
Écoute-moi: Naïna, jeune et sage,
De ses attraits ornoit notre village.
Comme la fleur qui pare les déserts,
Chaque matin la trouvoit embellie.
Dans un bocage où croît l'herbe fleurie,
Aux vifs accens de mon gai chalumeau,
Je mène un jour mon docile troupeau.
Là, sur les bords d'un torrent qui bouillonne,
Mon oeil découvre une jeune beauté;
C'est Naïna tressant une couronne.
Je devois fuir... Mais, tremblant, agité,
J'approche. Hélas ! un sentiment funeste
Devint le prix de ma témérité:
C'étoit l'amour, et sa crédulité,
Et ses tourmens, et son charme céleste.
Pendant six mois, dans le fond de mon coeur
J'ensevelis le secret de ma flâme;
Trop de contrainte irritoit ma douleur,
Un doux aveu trahit enfin mon âme.
Mais Naïna, vaine de ses appas,
Par ses mépris trompa mon espérance ;
"Berger, dit-elle avec indifférence,
Pauvre berger, non, je ne t'aime pas."
Tel fut l'arrêt qui sortit de sa bouche.
Dès cet instant, pour moi plus de bonheur.
Je voyois tout d'un oeil sombre et farouche:
L'aspect des bois, les chants du laboureur,
Le bruit des eaux, la chaumière natale,
L'amitié même, appui consolateur,
Rien ne calmoit ma passion fatale;
Mes jours s'usoient, flétris par le chagrin.
Pour le tromper, je formai le dessein
D'abandonner les champs de la Finlande.
De nos pêcheurs une joyeuse bande
A mes destins bientôt s'associa.
Je respirois la guerre et ses alarmes;
Je me disois: "Par la gloire des armes
"Je dompterai l'orgueil de Naïna."
L'appât de l'or avoit séduit les âmes
Des habitans de nos vastes déserts;
De leurs adieux ils remplirent les airs,
Et nos bateaux, au léger bruit des rames,
Déjà voguoient sur l'abîme des mers.
Dix ans entiers, mon fils, nous abreuvâmes
De flots de sang le sol de l'étranger;
Ivre d'audace à l'aspect du danger,
De l'ennemi trompant la vigilance,
Je défiois les hommes et le sort;
Des rois al tiers j'ébranlois la puissance;
Leurs bataillons, redoutant ma vaillance,
Fuyoient épars devant le fer du Nord.
Nous partagions le butin et la gloire;
La renommée exaltoit nos hauts faits;
Et les vaincus, après chaque victoire,
Etoient admis à nos bruyans banquets.
Mais au milieu du tumulte des armes,
Dans nos plaisirs, dans nos festins joyeux,
Combien de fois je répandis les larmes!
De Naïna les rigueurs et les charmes
Se retraçoient à mon coeur amoureux.
Enfin, cédant à mon impatience,
Je m'écriai: "Partons, braves amis;
"Je ne veux point lasser votre constance:
"Dans peu de jours, nous suspendrons la lance,
"L'arc et le glaive, en nos foyers chéris."
A cet appel les guerriers répondirent.
Sur nos canots rapidement portés,
De la patrie, à nos yeux enchantés,
Dans le lointain, les rivages s'offrirent.
Vous n'étiez plus une flatteuse erreur,
Rêves charmans, qui trompiez ma tristesse!
Je te voyois, berceau de ma jeunesse,
Je te voyois ! et je crus au bonheur,
Bientôt aux pieds d'une beauté cruelle
Je mis de l'or, des perles, des rubis,
Mon glaive teint du sang des ennemis:
En lui parlant, je tremblois devant elle,
Comme un esclave à son vainqueur soumis.
D'un jeune essaim des filles du village
Ces dons brillans éblouissoifent les yeux;
Tout bas chacune, enviant mon hommage,
Les parcouroit d'un regard curieux,
Quand Naïna rompt enfin le silence,
Et, loin de moi précipitant ses pas:
"Héros, dit-elle avec indifférence,
"Brave héros, non, je ne t'aime pas."
Heureux, mon fils, heureux qui les ignore,
Tous les tourmens d'un amour rejeté!
Les froids dédains de celle qu'on adore
Contre l'amour ne t'ont point irrité,
Et cependant, mortel inconcevable,
Tu voudrais fuir la lumière du jour?
Le sort te pèse, et la douleur t'accable,
Lorsque ton coeur est payé de retour?
Moi, je suis vieux, et personne ne m'aime;
Surchargé d'ans; courbé sous ce fardeau,
Je m'achemine à mon heure suprême,
Et de mes mains je creuse mon tombeau.
Quoique la mort chaque jour me menace,
Si quelquefois mon esprit se retrace
Mes longs chagrins, mes cruels déplaisirs,
Alors, Rouslan, une larme pesante
Vient humecter ma barbe blanchissante,
Et vainement je fuis mes souvenirs:
Il en est un qui me poursuit sans cesse,
Dans les climats témoins de ma tristesse,
Au fond d'un bois sombre et silencieux,
Quelques vieillards, inconnus du vulgaire,
Quand la nuit prête une ombre tutélaire,
Vont exercer un art mystérieux.
Tout obéit à leur voix redoutable,
La mort, la vie, et la gloire et l'amour.
De l'avenir le voile impénétrable
Tombe à leurs yeux dans ce triste séjour.
De ces vieillards invoquant la puissance,
Je recourus à leurs enchantemens,
Pour désarmer la froide indifférence
De la beauté qui captivoit mes sens.
Initié dans leur docte magie,
Près d'eux, mon fils, je consumois ma vie;
Déjà sur moi s'amonceloient les ans;
Je m'oubliois... Lorsqu'enfin la lumière
Vint m'éclairer; dans ses profonds replis
Je pénétrai ce terrible mystère !
J'eus le pouvoir d'évoquer les esprits.
"Amour! amour! mon bonheur se prépare:
Oui, Naïna, je recevrai ta foi."
Je le croyois, mais le destin barbare,
Trompoit mes voeux et se jouoit de moi.
Ivre d'espoir, dans un lieu solitaire,
Je commençai mes conjurations:
De Tchemomor émule téméraire,
A mon secours j'appelai les démons:
Soudain j'entends éclater le tonnerre;
La foudre au loin sillonne l'horizon,
Le vent mugit, s'élève en tourbillon,
Et, sous mes pieds, je sens trembler la terre.
Je crois toucher au moment souhaité :
Mais qu'aperçois-je? une petite vieille,
Dont la laideur n'eut jamais sa pareille!
Corps décharné, cheveux blancs, dos voûté,
Le nez pointu, la prunelle roulante,
La peau jaunâtre, et la tête branlante,
Image enfin de la caducité.
Etoit-ce un songe, une fausse apparence
Qui m'abusoit? non, c'étoit Naïna:
A cet aspect mon esprit se troubla;
Je frémissois, et gardois le silence;
Enfin, Rouslan, surmontant mon effroi,
Je m'écriai, les yeux baignés de larmes:
"O Naïna, se peut-il? est-ce toi?
O Naïna, qu'as-tu fait de tes charmes?
Dans ma douleur, dois-je accuser les cieux?
Ont-ils voulu ce changement affreux?
J'ai dû quitter une ingrate maîtresse;
Dis-moi, s'est-il écoulé bien du temps
Depuis ce jour, où ma vive tendresse?..."
"Tout calcul fait, aujourd'hui quarante ans",
Me répondit la nymphe aux cheveux blancs ;
"Hélas, le temps, depuis notre entrevue,
"A de mes ans changé le numéro!
"Apprends qu'un sept escorté d'un zéro,
"S'est dessiné sur ma tête chenue:
"Or, sur ce point, prends ton parti gaiement.
"Tu n'es plus jeune, et cela me console;
"S'il m'en souvient, la jeunesse est frivole;
"Vieillir un peu, n'est pas sans agrément.
"Je sais fort bien, ami, que mon visage
"N'a plus l'éclat des rosés du printemps;
"J'ai vu s'enfuir les grâces du bel âge ;
"Mon nez s'allonge, et je n'ai plus de dents:
"Mais il me reste un moyen de te plaire,
"Puis-je à ta foi confier ce secret?
"Mon vieil amant, je suis.... je suis sorcière!"
A cet aveu, je demeurai muet;
Saisi d'horreur, je maudis ma science;
Elle ajoutoit encore à mes tourmens:
Trop tard, hélas, de mes enchanterriens
Je reconnus la funeste imprudence !
Pour mon malheur, cette antique beauté
Brûloit déjà d'une flamme odieuse;
Par un pouvoir aux démons emprunté
Je triomphois de son âme orgueilleuse ;
Le monstre enfin me payoit de retour,
Et m'adressoit de sa bouche hideuse
L'horrible aveu d'un trop tardif amour.
Ah ! cher Rouslan, quelle épreuve mortelle!
J'étois confus, et je baissois les yeux,
Lorsqu'en toussant notre sempiternelle
Me débita ces propos doucereux.
"Dans mon printemps, je fus un peu cruelle;
"J'étois revêche en fait de sentiment:
"On se ravise alors qu'on n'est plus belle;
"A ce retard, que perds-tu, cher amant?
"Mon coeur est jeune, et s'ouvre à la tendresse:
"Jamais d'amour il n'a subi la loi;
"Mais aujourd'hui je connois son ivresse,
"Je suis vaincue, et je brûle pour toi."
Disant ces mots la vierge surannée
Tourne vers moi des regards languissans,
Et, de sa main livide et décharnée,
Pour m'attirer, saisit mes vêtemens.
Plein de dégoût, je détournois la vue;
Et le danger ranimant mes esprits-,
Je repoussois ma sorcière éperdue,
Je la fuyois, en jetant de grands cris.
Mais sur mes pas la vieille alors s'élance,
Et, d'un accent qu'animé la vengeance,
S'écrie: "Ingrat, tu voulus autrefois,
"Troubler les jours d'une fille innocente;
"Et maintenant que j'accours à ta voix,
"Tu méconnois, tu maudis ton amante;
"Voilà, voilà les hommes d'aujourd'hui!
"La trahison, la fourbe est leur partage.
"Amour, tu sais que je n'aimois que lui;
"Et de mes feux il méprise l'hommage!
"Va, laisse-moi, perfide séducteur:
"Bientôt mon art, docile à ma fureur,
"Me vengera de l'amant qui m'outrage."
De ce démon tels furent les adieux.
Jeté depuis dans cette solitude,
Loin des humains qui me sont odieux,
A la nature, au repos, à l'étude,
Je dois, mon fils, quelques momens heureux;
Mais Naïna m'y poursuit de sa haine;
Ce monstre affreux, que rien ne peut fléchir,
Peut-être aussi te fera ressentir
Les noirs effets de sa rage inhumaine.
Je puis t'apprendre à conjurer ses coups;
Et, si j'en crois un instinct qui m'éclaire,
Le ciel pour toi désarme sa colère,
Et te prépare un avenir plus doux.

Le sujet de ce poème est emprunté à d'anciens contes russes ; le valeureux Rouslan, soutenu par le magicien finlandais, qui vient de lui faire le récit de ses aventures, triomphe successivement de ses trois adversaires; et, malgré les forces surnaturelles du sorcier, Tchemomor, et les enchantements de la méchante fée Naïna, il parvient à délivrer de leurs mains la belle Ludmila. Cette princesse est pour jamais rendue à son héroïque chevalier. Heureux de son retour, le prince Vladimir convoque de nouveau les boyards, les chevaliers, et l'on recommence les fêtes du mariage, interrompue par l'enlèvement de Ludmila, que l'auteur a placé dans le premier chant du poème.

Rouslan et Ludmila

Version russe (texte intégral)


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