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CONTES


Plus peureux qu'un lièvre


Le lièvre était assis dans son terrier et se plaignait :

- Je suis un pauvre être, plein de tourments ! Je ne puis mettre le nez hors d'ici sans risquer d'y laisser ma vie. Avec le loup, le renard, le lynx et tous les chasseurs qui rôdent dans la forêt avec leurs chiens...

Puis il regarda le ciel par le judas et il poursuivit :

- Sans compter les rapaces ! L'aigle et l'épervier me guettent le jour et la chouette la nuit. Ah ! que d'ennuis j'aimerais éviter!

Le lièvre continua à philosopher ainsi. Il devisa sur le destin, sur le monde rempli d'ennemis, à tel point qu'il finit par se persuader qu'il était la créature la plus malheureuse qui existât, que personne ne lui était en cela comparable et il en arriva à la conclusion qu'il serait sans doute préférable d'aller se noyer dans le lac. Il s'en fut donc. En chemin, il n'y voyait rien, tant il était en larmes. Quand il arriva au bord de l'eau, il entendit soudain :

- Blouk ! Blouk ! Blouk !

Tout autour de lui, les grenouilles plongeaient en hâte, tout effrayées à l'idée que quelqu'un pouvait les espionner dans les roseaux avec l'intention de les gober.

Fasciné, le lièvre les regarda faire un instant, puis il éclata de rire au point d'en tomber sur le ventre:

- Alors, je fais tout de même peur à quelqu'un ! Moi, le lièvre craintif... Ah ! Ah !

Il rit tant et si bien qu'il s'en fendit la lèvre supérieure. C'est depuis cette époque qu'il possède cette particularité d'avoir la lèvre supérieure faite de deux parties. Il cessa alors de rire. Mais l'incident n'altéra pas sa bonne humeur.

Il avait repris goût à la vie et ne songeait plus du tout à se noyer. Mais il ne désirait pas retourner dans la forêt. Aussi se décida-t-il à parcourir le monde afin de s'y faire de bons amis et d'y trouver un gîte convenable.

Comme cela devait être un long voyage, il se fabriqua sur la grève du lac un chariot de roseaux et de branches de saule. Il s'attela lui-même entre les brancards et se mit en branle.

Il chantait. Le vent lui battait les oreilles... Peu de temps après, il rencontra un vieux lacet de cordonnier.

- Où vas-tu ? - demanda le lièvre.

- Je ne sais ni où je vais, ni d'où je viens, - répondit le lacet, - je suis si vieux que la route me peine.

- Viens donc t'asseoir dans ma charrette, - proposa le lièvre.

Dès lors, ils furent deux à chanter à deux voix. Et bien que le lacet eût une voix un peu rauque, cela leur fit paraître le chemin moins long.

Puis, ils aperçurent une épingle et une aiguille.

- Où allez-vous ? Où allez-vous ? - cria de loin le lièvre.

L'épingle répondit :

- De par le monde. Mais nous ne savons ni où nous allons, ni d'où nous venons. C'est dur, pour nous, de marcher dans cette herbe haute...

- Prenez donc place dans ma charrette, - les invita le lièvre.

Et quand il les eut aidées à monter, il se remit joyeusement entre les brancards. Les petits voyageurs ne se contentèrent pas de voyager, ils accordèrent encore leurs voix pour une nouvelle petite chanson. C'est alors qu'ils aperçurent devant eux un morceau de charbon incandescent. Il se craquelait et fumait dans l'herbe, lorsque le lièvre l'interpella :

- Hé ! toi ! Viens un peu par ici que je ne me dérange pas. Que fais-tu donc là ?

- Je parcourai le monde, mais je ne peux vraiment plus avancer, - gémit le morceau de charbon. - Invite-moi dans ta charrette, compère lièvre, tu ne le regretteras pas...

- Un morceau de charbon incandescent est un vrai allume-feu, - estima le lièvre. - Comment faire pour éviter qu'il ne brûle notre chariot ?

Ce fut simple. Le lièvre disposa une pierre plate dans le fond de la charrette, le morceau de charbon s'assit dessus et toute l'équipe poursuivit son voyage.

Pendant assez longtemps, ils ne rencontrèrent pas âme qui vive. Puis, au bord d'un étang, ils aperçurent un canard.

Celui-ci questionna aussitôt le lièvre avec curiosité :

- Tu te balades ? Tu te balades ? Oui transportes-tu dans cette belle charrette ?

- Il ne s'agit pas d'une balade, - répondit le lièvre avec importance. - Le lacet, l'épingle, l'aiguille, le morceau de charbon et moi, nous parcourons le monde. Si tu le veux, tu peux nous accompagner...

- Avec plaisir, avec plaisir, - s'empressa le canard.

Avant que le lièvre n'ait pu placer un mot, il accorda son pas au sien et saisit l'un des brancards sous son aile. Ils étaient six à présent.

Ils voyagèrent par les prés, par les champs, les forêts et les collines jusqu'à ce qu'il commençât à faire nuit. A ce moment, le lièvre et le canard se mirent à chercher un abri pour la nuit. Et, comme par hasard, ils virent un chalet au bord du chemin. Il disparaissait presque sous les arbustes, mais le lièvre le remarqua tout de même et dirigea son chariot vers la porte.

Intrépide, il l'ouvrit. Quand ils se furent assurés qu'il n'y avait pas âme qui vive à l'intérieur, tous les petits voyageurs s'installèrent là où bon leur semblait peur dormir : le canard dans un baquet d'eau claire, derrière la porte, l'épingle piquée dans l'essuie-mains, le morceau de charbon sur la table de pierre qui lui rafraîchissait agréablement le dos. Le lacet et l'aiguille s'étendirent dans le lit. Quant au lièvre, il se coucha tout seul dans le foin odorant du grenier.

Tous, après cette longue journée de voyage, s'endormirent sans demander leur reste. Dans le chalet, on n'entendit bientôt plus que le souffle paisible des dormeurs, tandis que la lune d'argent jouait à cache-cache à travers les nuages.

Mais, vers minuit, un pas pesant se fit entendre sur la route. Le propriétaire du chalet revenait chez lui. Il s'agissait d'un terrible brigand. Il déchargea de ses épaules le sac de pièces d'or qu'il avait dérobé ce jour même et, tout harassé, il ouvrit la porte. Sans prendre le temps de réfléchir, il se pencha vers le baquet, afin d'étancher sa soif.

Qu'avait-il fait là ! Le canard réveillé battit des ailes dans l'eau et aveugla le brigand en l'éclaboussant. Puis, les événements se précipitèrent : il voulut se sécher et l'épingle, fichée dans l'essuie-mains, lui piqua le visage. Alors, il se rapprocha de la table, où le charbon incandescent le brûla. Finalement, comme il ne savait plus où aller, il bondit dans le lit, précisément sur l'aiguille pointue et le lacet !

Dans l'obscurité, le brigand s'imagina qu'un régiment entier de soldats, armé de sabres et de fusils, lui tendait une embuscade dans le chalet. Quand, par-dessus le marché, il entendit piétiner dans le grenier, où se cachait le lièvre, il se rua sur la porte et s'enfuit comme s'il avait toute une armée sur les talons.

On se doute que plus jamais personne ne revint au chalet. Aussi, le lièvre et ses amis purent-ils non seulement dormir paisiblement jusqu'au matin, mais encore rester là et y vivre toute leur vie. Les pièces d'or, que le brigand avait abandonnées devant le chalet, leur facilitèrent bien l'existence !